« L’Élève de Joyce », par Drago Jancar, traduit du slovène par Andrée Lück Gaye, Poche « Biblio », 160 p., 5,50 euros.
L’Élève de Joyce
Par Frédéric VitouxIl existe des romanciers optimistes qui vous désespèrent en raison de la fadeur impitoyable de leur bienveillance. Il existe parallèlement des écrivains pessimistes (et comme on les préfère !) qui vous enchantent par l’entrain, la vigueur, l’invention narrative dont témoigne leur vision si sombre de la vie. L’écrivain slovène Drago Jancar est de ceux-là.On ne le connaît pas encore bien en France. On a tort. Avec Boris Pahor, il compte parmi les plus grandes figures littéraires de son pays. Né en 1948 à Maribor, il a fait très jeune figure d’écrivain dissident (et a connu à ce titre la prison) dans ce qui était encore la Yougoslavie. Combattre pour le rétablissement de la démocratie chez lui était évidemment hautement contre-révolutionnaire, n’est-ce pas ? Il l’a payé au prix fort. Quand découvrirons-nous son œuvre théâtrale ? Reste les traductions de ses romans ou de ses nouvelles comme « l’Élève de Joyce », que je ne saurais trop vous conseiller de lire séance tenante, et qui vient de reparaître dans l’excellente collection « biblio » du Livre de Poche, ce qui ne vous ruinera pas à l’approche de Noël. Vision désespérée de la vie, écrasement de l’homme sous les menaces totalitaires, sentiment d’impuissance face à l’absurdité du monde et de la condition humaine, tout cela, encore une fois, sous-tend le moindre de ses récits. Dans une petite nouvelle intitulée « le Rat », Jankar met simplement face à face un gros rat gris et une petite fille dans un faubourg misérable d’une ville de Slovénie. Et c’est tout. Juste cette co-habitation immémoriale de l’homme et du rat, complices, adversaires résolus et étrangers pourtant l’un à l’autre. Avec une sorte de jubilation effrayée et résignée à la fois, l’écrivain déploie de brillantissimes variations sur ce thème. C’est époustouflant. Le jeune étudiant slovène qui fut « l’élève de Joyce » (nouvelle qui donne son titre au recueil) à Trieste à la veille de la Première Guerre mondiale deviendra un grand professeur, une figure morale de la résistance au Nazisme, ce qui ne l’empêchera pas de figurer parmi les victimes du totalitarisme, une fois de retour dans son pays.
D’autres récits ont comme toile de fond l’Amérique. Ainsi cette « Ultima Creatura », dont le héros se laisse aimanter, dans le métro, à Manhattan, par une fille qui lit un médiocre roman sentimental. Il ne peut s’empêcher de lire derrière son épaule, de se laisser attirer par elle, jusqu’au bout de la ligne, jusqu’au piège ou jusqu’au mauvais rêve dans lequel il va plonger. Attention ! Il n’y a rien de kafkaïen, en dépit des apparences, chez Drago Jancar. Il n’y a pas chez lui cette forme de résignation blanche ou murmurée au pire. Il s’amuse à écrire au contraire, avec une apparente facilité. Son imagination vagabonde. Il sait que l’Histoire est un cauchemar dont on cherche en vain à s’éveiller - comme le disait précisément Stephen Dedalus, le double de Joyce dans son « Portrait of the artist as a young man ». Et alors ? Est-ce une raison pour être morose ? S’appliquerait assez bien à lui cette confidence qu’avait fait Céline à son ami Léon Daudet, dans une lettre de 1933 : « Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort ; tout le reste m’est vain. » N’oublions pas dans ce propos le verbe « je me réjouis ». Tout est là ! Avec ses moyens littéraires propres (rien de célinien en ce sens chez lui), avec sa simplicité, sa nervosité, son sens du raccourci, ses précisions savoureuses qui préservent pourtant dans chacune de ses pages une forme de mystère, Drago Jancar impose une œuvre sans complaisance, sans facilité, sans prétention, une œuvre savoureuse et modeste, parfois drôle dans sa cruauté (ou le contraire !) dont les vertiges ne sont pas absents, dont les bonheurs narratifs crépitent.
Frédéric VITOUX, Nouvel Observateur
« L’Élève de Joyce », par Drago Jancar, traduit du slovène par Andrée Lück Gaye, Poche « Biblio », 160 p., 5,50 euros.