Julien Gracq a 95 ans par Joseph Hanimann via François BON
Photo C.T. ( Panneau Desmoules)
Joseph Hanimann, le correspondant à Paris pour la littérature du Frankfurter Allgemeine Zeitung, prend contact avec moi parce que son journal souhaite rendre hommage à Julien Gracq pour ses 95 ans : je ne crois pas que nos journaux français s’en soient préoccupés ? J’accepte évidemment volontiers : peut-on, en 4000 signes, mettre l’accent principal sur cette coupure d’avec l’usage traditionnel du roman, et garder une vue un peu synthétique du parcours ? Merci à Joseph Hanimann de m’avoir autorisé à placer avec ce texte, paru ce 26 juillet, sa traduction allemande. Et toujours le dossier Gracq sur site des éditions Corti (nouvelle adresse).
Julien Gracq : la fiction sans le roman
Nathalie Sarraute disparue en 1999, Maurice Blanchot il y a deux ans, et maintenant Claude Simon : chez Julien Gracq, c’est moins l’âge que nous honorons, que ce dont il témoigne : quand il apprend à lire, c’est le bruit terrible du monde, pendant la première guerre mondiale, qui lui en fournit les mots, tandis que le village autour reste dans l’éternelle lumière de son fleuve. Et cette figure accompagnera souvent le travail de Gracq.
Il y vit toujours, à Saint-Florent le Vieil, près d’Angers, au pied du pont qui traverse la Loire, face à l’île Batailleuse. On sait que dans la grande maison ombreuse qui l’abrite, il a sans cesse écrit, et que ce qui est publié ne représente que la partie visible de cette frontière d’un imaginaire de lecteur toute une vie exploré.
Julien Gracq aurait été un écrivain français d’importance de toute façon, par la haute densité de ses premiers livres, la partie romanesque de son travail. L’Allemagne y est toujours présente, dès Le Château d’Argol (le personnage allant suivre un cours sur Hegel, et ce rapport du langage au phénomène conditionnant l’expérience fantastique dans le vieux château de Bretagne), comme l’ombre et la menace des conflits sur la terre en partage dans Un Balcon en forêt. L’influence d’Ernst Jünger avec ses Falaises de Marbre compte dans le Rivage des Syrtes comme elle influence le Désert des Tartares que Buzzati écrit simultanément. Mais c’est sans doute là que s’enracine la coupure qui a placé Gracq dans sa position singulière et définitive, à la fois dans la continuité de notre tradition littéraire française et lui ouvrant comme une nouvelle chambre. Quand Gracq refuse le prix Goncourt pour ce Rivage des Syrtes si proche du livre de Buzzati paru peu avant le sien, c’est à l’exercice du roman qu’il renonce, probablement sans encore le savoir, même si c’est présent dans son pamphlet annonciateur des dérives d’aujourd’hui, celles de la littérature produit, de la littérature divertissement, La littérature à l’estomac.
Ce qu’explore Gracq existe déjà dans la littérature française, chez Nerval ou Proust notamment, comme il existe dans le romantisme allemand : on retient d’un livre le rêve qu’il engendre, et on cherche ce rêve, lié à la langue, lié à l’imaginaire, dans le fragment très concret du réel qui nous est immédiatement présent.
C’est l’expérience menée dans les deux livres des Lettrines : les vagues aperçues de son balcon de Saint-Jean de Monts en Vendée, et puis une digression sur le même paysage marin dans Beatrix de Balzac. Le livre qui est probablement le sommet de l’œuvre de Gracq, En lisant en écrivant, pousse ce principe à son incandescence : Nerval, Edgar Poe, Jules Verne sont les figures récurrentes de cet imaginaire qui naît des lectures d’enfance, mais pour en chercher l’expérience dans le présent, on s’attache à un paysage (Gracq est aussi géologue), à une rue aperçue d’un train, à tel souvenir de voyage ou telle rencontre.
Ce qui est fascinant chez Julien Gracq, comme cela le fut aussi chez ces autres grands témoins de l’histoire d’un siècle, Nathalie Sarraute et Claude Simon, c’est que la radicalité de l’écriture s’accroît avec le grand âge. Il faut lire par exemple La Presqu’île, écrit à près de soixante-dix ans, où le narrateur attend, dans une gare de village, une amie venue (encore) d’Allemagne : elle n’est pas là, il faut attendre le train suivant et occuper les heures. Mais il y a le hall de la petite gare, les lumières, les voix. Puis le bistrot où il déjeune, et un bref parcours en voiture jusqu’au port où il réserve une chambre d’hôtel : un monde infiniment restreint et infiniment riche de sensations, de souvenirs de lecture, de précision non pas dans l’observation du monde, mais dans ce que l’écriture révèle de ce que nous ne savons pas voir.
C’est en ayant coupé ainsi avec le roman, que Gracq agrandit d’une pièce la littérature française et nous montre un chemin neuf, qui nous augmente dans notre présence au monde. Aujourd’hui, pas un écrivain pour échapper à ce positionnement, là où le réel même exige la fiction, mais peut se dispenser de l’arsenal du roman.