Fines gueules pour Libération: Gérard Oberlé
. Gérard Oberlé, 60 ans, écrivain et gastronome. Reclus en son manoir du sud du Morvan, il assume sa passion éthylique et fait l'apologie de l'ivresse solitaire.
Quête spiritueuse
Par Luc LE VAILLANT
QUOTIDIEN : Jeudi 17 août 2006 - 06:00
L'ogre a les yeux bleus. Il reçoit en sa tanière, avec une splendeur et un allégresse égales aux difficultés qu'il fait pour en ouvrir les portes. Il gît dans un manoir nivernais où il abrite son commerce bibliophile (il vend su catalogue) et sa solitude érudite (partagée par un secrétaire-ami-héritier-ancien charpentier). Quand ça lui chante, quand ça lui convient, Gérar Oberlé rompt le silence des prairies et des bois, par des ripailles où spiritue et spiritueux riment volontiers. Au-dessus des têtes, les pièces regorgent d livres anciens, comme dans son grenier d'enfance alsacien, ancienn bibliothèque municipale abandonnée par les Allemands. La cave, elle recèle des vins qu'il refuse de thésauriser en dégustateur à lèvre avaricieuses, et qu'il s'envoie à belles lampées de jouisseur. Marchand, éditeur, mais aussi «écrivain du dimanche» autodéprécié aux mots choisis et à la reconnaissance grandissante, il vient de rédiger un éloge amusé du vi qui saoule et des ivresses qui apaisent. Il écrit : «Le cul des bouteilles m'a servi de lorgnette et le verre à cocktail de kaléidoscope. Disons que ma vision du monde est un peu trouble. Une chance ! Quand je verrai les choses comme elles sont réellement il sera temps de fermer boutique.» Mécontemporain battant l'époque comme plâtre, il oscille entre mélancolie allemande et faconde rabelaisienne pour raconter un itinéraire pas si vin. Et sans oublier de resservir son voisin.
Premier vin. Un «Silex», un pouilly-fumé de chez Dagueneau. Un sauvignon tranchant mais prolixe comme un chardonnay. Mais stop. Oberlé n'aime pas les commentaires qui ralentissent l'affaire, qui alourdissent le plaisir. Il dit : «Décrire un vin équivaut à décrire un nuage.» En entrée, un consommé glacé.
L'Alsace-Lorraine de l'après-guerre, comme la France d'alors, entretient avec l'alcool un compagnonnage sans angoisse hygiéniste. Il écrit : «Chez nous, on réservait la flotte à des usages uniquement externes : arroser les tomates, tremper la morue ou se débarbouiller le museau.» Les biberons se plombent au schnaps. Dans la journée, le grand-père, menuisier, croyant et radin, visite régulièrement sa grande armoire où il enferme ses trésors et ses gnôles qu'il honore goutte à goutte. Facteur, le père emmène Gérard dans sa tournée du jeudi, qui fait halte à la table d'un curé très chanoine qui pourlèche son monde de coq au riesling ou de baba au rhum. Avant de rentrer, le préposé s'arrête pour une belote au débit de boissons qu'au temps d'Eugène Sue on nommait «débit de consolation» . Et son blondinet à la voix entêtante, mélomane de toujours, de pousser la chansonnette contre force lichettes montant en gamme : limonade, panaché, puis bière. Gamin de village, courant la grand-rue, il prend sa première cuite dans le sillage des conscrits aux chapeaux enrubannés. Chez les jésuites, où il excelle en latin-grec et en humanités, il fait l'enfant de choeur et, avec le vin de messe, découvre les premiers blancs qui ne soient pas de vulgaires pinards à noircir les «âmes grises» des Lorrains.
Oberlé évite de tirer la larme sur cette enfance-assommoir. Au contraire, il revendique cette «agréable jeunesse prolo, aux curiosités assouvies, sans frustrations réelles». Il dit y avoir découvert «une sensualité brutale, luxurieuse, crispante, germant sur un terreau primitif». Et poursuit : «Je pressentais que l'espèce rustaude respirant ici me léguerait son caractère escarpé, son goût pour le désordre et la godaille.» De là à exalter les racines, à se faire des décoctions d'appartenance, très peu pour ce fuyard au loin. Il est parti quelques années après le suicide de sa mère, trop jolie, qui «séduisait au-dessous de ses moyens». Il n'est revenu qu'après la mort de son père, à 92 ans, et en a tiré un roman poignant, histoire d'avant-après truculente et triste, mais sans les sempiternelles balançoires du «travail de deuil» et autres «besoins de se reconstruire».
Deuxième vin. Un château-soutard, un saint-émilion charpenté et sérieux. Plat : des orecchiette (pâtes) aux truffes pour ce latiniste aux appétits romains.
Il n'en fait pas mystère, il n'en fait pas bannière, préférant recenser ses bamboches avec Jim Harrison. Oberlé évoque, en passant, ses «moeurs bigarrées». Des hommes comme compagnons. De belles dames «tétonnières» pour d'autres bagatelles, sans oublier quelques actrices dans le paysage. Car l'homme a beau vivre en ermite campagnard, il aime la compagnie choisie et les rencontres référencées (Buñuel, Borges, Cossery, Crumley, Robbe-Grillet, Carrière, Mitterrand, etc.). Sinon, le châtelain de contrebande s'amuse à évoquer d'hypothétiques reclus qu'il retiendrait dans les entrailles sans soupirail de son foirail. Tel un divin marquis, un Gilles de Rais ou un ogre de Barbarie. Faut dire qu'il affiche le physique de l'emploi. Jeune, il avait tout du «gracieux petit vendangeur au teint plus délicat que le friand muscat». La soixantaine venue, il ressemblerait plutôt au Brando d' Apocalypse Now, ce Kurtz au coeur ténébreux, au crâne aride et au ventre de Bouddha. Oberlé a l'alcool personnel et réfractaire. Les mélanges sont proscrits ? Il trompe allégrement le rouge et le blanc français avec le bleu des cocktails les plus exotiques, disant : «Je suis trop curieux pour être fidèle à quoi que ce soit.» Ne comptez pas sur lui pour donner tête la première dans les pièges du bon usage de l'alcool, genre un verre à chaque repas pour cultiver le french paradox. Ou pour saluer le bon goût en matière oenologique : celui des gargouilleurs grommeleurs, des becs pincés finissant en recracheurs. L'étymologie lui permet de rappeler qu'il est difficile d'accoupler boisson et raison. En vieux français, «ivrongne» est l'anagramme de «vigneron». En conséquence, «qui abuse boira» et «l'espoir fait l'ivre». Question désespérés, il s'inscrit en faux contre les préceptes de la Faculté. Il écrit : «Quelques bons apôtres vous assureront qu'il ne faut pas boire pour oublier. Le chagrin, noyez-le de préférence en solo ! Quand on boit seul, on n'est pas seul.» Et d'y aller de son conseil matrimonial : «Les buveurs ne devraient s'accoupler qu'avec ceux ou celles qui boivent comme eux ! Les veaux seraient bien grattés et les vaches bien tétées.»
Ensuite, il peut se permettre d'exagérer ses contradictions d'un : «Les grands ivrognes, ceux qui boivent tout le temps et ne font pas grand-chose d'autre, sont peut-être les derniers hommes libres.» Car, au-delà des fêtes, notre homme est un actif. Ses livres, ses voyages, et ses déplorations du temps qui passe, sont loin d'être solubles dans l'alcool. Fidèle aux mythes allemands, dans ce monde tragique, il se voit en meneur de la danse macabre et en timonier de la nef des fous. Où il embarquerait des amis choisis, avec qui il boirait le sang des copains, ces bouteilles issues des buttes rouges imprégnées de souvenirs.
Troisième vin. Un clos-rougeard, un saumur-champigny étonnant. Le nez d'un grand bordeaux, une mâche puissante et une finale jamais vue, jamais bue. Plats : carpaccio et haricots verts, fromages, tarte aux prunes.
Ensuite, travail pour les grands gosiers. Promenade digestive, demi-sieste. Puis, diète et mise au vert pour les petits estomacs.
photo mathieu zazzo
Gérard Oberlé en 6 dates 27 novembre 1945 Naissance à Saverne. 1971 Première librairie de livres anciens. 1976 Installation dans le sud du Morvan. 2002 Salami (Actes Sud). 2004 Retour à Zornhof (Grasset). Août 2006 Itinéraire spiritueux (Grasset).
Quête spiritueuse
Par Luc LE VAILLANT
QUOTIDIEN : Jeudi 17 août 2006 - 06:00
L'ogre a les yeux bleus. Il reçoit en sa tanière, avec une splendeur et un allégresse égales aux difficultés qu'il fait pour en ouvrir les portes. Il gît dans un manoir nivernais où il abrite son commerce bibliophile (il vend su catalogue) et sa solitude érudite (partagée par un secrétaire-ami-héritier-ancien charpentier). Quand ça lui chante, quand ça lui convient, Gérar Oberlé rompt le silence des prairies et des bois, par des ripailles où spiritue et spiritueux riment volontiers. Au-dessus des têtes, les pièces regorgent d livres anciens, comme dans son grenier d'enfance alsacien, ancienn bibliothèque municipale abandonnée par les Allemands. La cave, elle recèle des vins qu'il refuse de thésauriser en dégustateur à lèvre avaricieuses, et qu'il s'envoie à belles lampées de jouisseur. Marchand, éditeur, mais aussi «écrivain du dimanche» autodéprécié aux mots choisis et à la reconnaissance grandissante, il vient de rédiger un éloge amusé du vi qui saoule et des ivresses qui apaisent. Il écrit : «Le cul des bouteilles m'a servi de lorgnette et le verre à cocktail de kaléidoscope. Disons que ma vision du monde est un peu trouble. Une chance ! Quand je verrai les choses comme elles sont réellement il sera temps de fermer boutique.» Mécontemporain battant l'époque comme plâtre, il oscille entre mélancolie allemande et faconde rabelaisienne pour raconter un itinéraire pas si vin. Et sans oublier de resservir son voisin.
Premier vin. Un «Silex», un pouilly-fumé de chez Dagueneau. Un sauvignon tranchant mais prolixe comme un chardonnay. Mais stop. Oberlé n'aime pas les commentaires qui ralentissent l'affaire, qui alourdissent le plaisir. Il dit : «Décrire un vin équivaut à décrire un nuage.» En entrée, un consommé glacé.
L'Alsace-Lorraine de l'après-guerre, comme la France d'alors, entretient avec l'alcool un compagnonnage sans angoisse hygiéniste. Il écrit : «Chez nous, on réservait la flotte à des usages uniquement externes : arroser les tomates, tremper la morue ou se débarbouiller le museau.» Les biberons se plombent au schnaps. Dans la journée, le grand-père, menuisier, croyant et radin, visite régulièrement sa grande armoire où il enferme ses trésors et ses gnôles qu'il honore goutte à goutte. Facteur, le père emmène Gérard dans sa tournée du jeudi, qui fait halte à la table d'un curé très chanoine qui pourlèche son monde de coq au riesling ou de baba au rhum. Avant de rentrer, le préposé s'arrête pour une belote au débit de boissons qu'au temps d'Eugène Sue on nommait «débit de consolation» . Et son blondinet à la voix entêtante, mélomane de toujours, de pousser la chansonnette contre force lichettes montant en gamme : limonade, panaché, puis bière. Gamin de village, courant la grand-rue, il prend sa première cuite dans le sillage des conscrits aux chapeaux enrubannés. Chez les jésuites, où il excelle en latin-grec et en humanités, il fait l'enfant de choeur et, avec le vin de messe, découvre les premiers blancs qui ne soient pas de vulgaires pinards à noircir les «âmes grises» des Lorrains.
Oberlé évite de tirer la larme sur cette enfance-assommoir. Au contraire, il revendique cette «agréable jeunesse prolo, aux curiosités assouvies, sans frustrations réelles». Il dit y avoir découvert «une sensualité brutale, luxurieuse, crispante, germant sur un terreau primitif». Et poursuit : «Je pressentais que l'espèce rustaude respirant ici me léguerait son caractère escarpé, son goût pour le désordre et la godaille.» De là à exalter les racines, à se faire des décoctions d'appartenance, très peu pour ce fuyard au loin. Il est parti quelques années après le suicide de sa mère, trop jolie, qui «séduisait au-dessous de ses moyens». Il n'est revenu qu'après la mort de son père, à 92 ans, et en a tiré un roman poignant, histoire d'avant-après truculente et triste, mais sans les sempiternelles balançoires du «travail de deuil» et autres «besoins de se reconstruire».
Deuxième vin. Un château-soutard, un saint-émilion charpenté et sérieux. Plat : des orecchiette (pâtes) aux truffes pour ce latiniste aux appétits romains.
Il n'en fait pas mystère, il n'en fait pas bannière, préférant recenser ses bamboches avec Jim Harrison. Oberlé évoque, en passant, ses «moeurs bigarrées». Des hommes comme compagnons. De belles dames «tétonnières» pour d'autres bagatelles, sans oublier quelques actrices dans le paysage. Car l'homme a beau vivre en ermite campagnard, il aime la compagnie choisie et les rencontres référencées (Buñuel, Borges, Cossery, Crumley, Robbe-Grillet, Carrière, Mitterrand, etc.). Sinon, le châtelain de contrebande s'amuse à évoquer d'hypothétiques reclus qu'il retiendrait dans les entrailles sans soupirail de son foirail. Tel un divin marquis, un Gilles de Rais ou un ogre de Barbarie. Faut dire qu'il affiche le physique de l'emploi. Jeune, il avait tout du «gracieux petit vendangeur au teint plus délicat que le friand muscat». La soixantaine venue, il ressemblerait plutôt au Brando d' Apocalypse Now, ce Kurtz au coeur ténébreux, au crâne aride et au ventre de Bouddha. Oberlé a l'alcool personnel et réfractaire. Les mélanges sont proscrits ? Il trompe allégrement le rouge et le blanc français avec le bleu des cocktails les plus exotiques, disant : «Je suis trop curieux pour être fidèle à quoi que ce soit.» Ne comptez pas sur lui pour donner tête la première dans les pièges du bon usage de l'alcool, genre un verre à chaque repas pour cultiver le french paradox. Ou pour saluer le bon goût en matière oenologique : celui des gargouilleurs grommeleurs, des becs pincés finissant en recracheurs. L'étymologie lui permet de rappeler qu'il est difficile d'accoupler boisson et raison. En vieux français, «ivrongne» est l'anagramme de «vigneron». En conséquence, «qui abuse boira» et «l'espoir fait l'ivre». Question désespérés, il s'inscrit en faux contre les préceptes de la Faculté. Il écrit : «Quelques bons apôtres vous assureront qu'il ne faut pas boire pour oublier. Le chagrin, noyez-le de préférence en solo ! Quand on boit seul, on n'est pas seul.» Et d'y aller de son conseil matrimonial : «Les buveurs ne devraient s'accoupler qu'avec ceux ou celles qui boivent comme eux ! Les veaux seraient bien grattés et les vaches bien tétées.»
Ensuite, il peut se permettre d'exagérer ses contradictions d'un : «Les grands ivrognes, ceux qui boivent tout le temps et ne font pas grand-chose d'autre, sont peut-être les derniers hommes libres.» Car, au-delà des fêtes, notre homme est un actif. Ses livres, ses voyages, et ses déplorations du temps qui passe, sont loin d'être solubles dans l'alcool. Fidèle aux mythes allemands, dans ce monde tragique, il se voit en meneur de la danse macabre et en timonier de la nef des fous. Où il embarquerait des amis choisis, avec qui il boirait le sang des copains, ces bouteilles issues des buttes rouges imprégnées de souvenirs.
Troisième vin. Un clos-rougeard, un saumur-champigny étonnant. Le nez d'un grand bordeaux, une mâche puissante et une finale jamais vue, jamais bue. Plats : carpaccio et haricots verts, fromages, tarte aux prunes.
Ensuite, travail pour les grands gosiers. Promenade digestive, demi-sieste. Puis, diète et mise au vert pour les petits estomacs.
photo mathieu zazzo
Gérard Oberlé en 6 dates 27 novembre 1945 Naissance à Saverne. 1971 Première librairie de livres anciens. 1976 Installation dans le sud du Morvan. 2002 Salami (Actes Sud). 2004 Retour à Zornhof (Grasset). Août 2006 Itinéraire spiritueux (Grasset).