jeudi, octobre 23, 2008
De vitae borbonnense...Robert Ferrieux extrait
J'étais en troisième et me préparais à commencer, dès la rentrée suivante, mon deuxième cycle d'études secondaires à Moulins. Pour m'habituer et aussi nous cultiver, mon père décida de nous faire visiter la ville qui, disait-il, recelait des merveilles. La première tentative avorta car, venus à pied jusqu'à la gare, nous vîmes le train démarrer devant nous. La seconde fois fut la bonne: nous avions quitté la maison une demie heure plus tôt et nous dûmes même attendre sur le quai. Je garde un bon souvenir de cette promenade instructive. Je revois notre petite colonne familiale, mon père en tête, ma mère et ma soeur traînant un peu le pas, moi-même courant de l'un à l'autre. René, j'imagine, était resté à la maison. Moulins, après la guerre, n'avait pas son allure coquette et propre de ville historique restaurée. Les beaux immeubles, les demeures anciennes faisaient souvent grise mine. Les cours et les squares n'avaient plus été entretenus depuis longtemps. D'ailleurs, la préfecture de l'Allier avait été une plaque tournante des forces allemandes, avec une Kommandantur installée à l'hôtel de ville et, jusqu'en novembre 1943, la commune resta un passage obligé de la ligne de démarcation pour les détenteurs d'Ausweiss. Les maisons moyenâgeuses à colombage, la cathédrale gothique, le Triptyque du Maître de Moulins, le pavillon d'Anne de Beaujeu, le pont Règesmortes, je découvrais tous ces trésors, en effet, dont j'avais ignoré jusqu'à l'existence. Les deux momies égyptiennes conservées au musée m'intéressèrent particulièrement. Non loin de là, on me montra l'entrée et la cour d'honneur, fort élégante avec son péristyle, de mon futur lycée. Sur le fronton intérieur, non loin de celle des morts pour la guerre, s'affichait la liste des prix d'excellence successifs depuis une cinquantaine d'années.J'avais trois examens à l'horizon, le B.E.P.C., le B.E. ( Brevet Élémentaire ) et un test de latin pour un passage en seconde classique. Autant que je me le rappelle, le premier fut une formalité. Du second, il me reste trois souvenirs: le lamentable assemblage de tenon et de mortaise que je réussis à produire lors de l'épreuve de travail manuel, et cela, malgré une préparation hebdomadaire chez Lesucre, le menuisier ( quand je dis que je ne suis pas doué pour le bricolage ! ), l'interrogation orale de géographie qui porta sur le Maroc, le classement final officieux communiqué à mon père par un collègue du jury. À mon grand étonnement, j'étais arrivé à la deuxième place départementale, ce qui me valut une accolade de bonheur paternel. Déjà, ma mère se préoccupait de coudre mon numéro de pensionnaire, le 64, sur mes vêtements. Il me fallait deux boîtes en bois, fermables par cadenas, une pour les chaussures, l'autre pour les provisions. Ce fut Lesucre, justement, qui les fabriqua, de belles petites caisses bien solides, avec une poignée en métal noir et de magnifiques mortaises et tenons, ajustés au dixième de millimètre. Le dimanche de cette rentrée à l'internat se présenta enfin. La boîte à chaussures pleine, avec cirage, chiffons et brosse à reluire, un gros quignon de pain, un saucisson et des poires Williams du jardin garnissant l'autre, nous prîmes le train pour Moulins, mon père et moi. Les adieux avaient été émus à la maison: embrassades mouillées de ma mère, câlins chagrinés de la soeur et du petit frère. Nous arrivâmes dans la cour du Lycée Théodule de Beaubourg, effrayante par sa nudité, entourée de grandes bâtisses grises, avec une véranda de verre encadrant le périmètre, de grandes gouttières délabrées veinant les murs. Les réfectoires et leur longues tables de marbre disposées en rangées, les immenses dortoirs froids, une quarantaine de lits à dessus blancs brodés en rouge à l'enseigne de l'établissement, avec, au milieu, le réduit du surveillant isolé par des rideaux de cretonne jaune, la salle d'études grisâtre et son gros poêle de fonte noire, tout cela avait de quoi vous glacer les sangs. Lorsque vint le moment de se quitter, vers six heures du soir, mon père ne put retenir ses larmes. Oui, il pleurait. Nous pleurions tous les deux. Luc Corella, alors en dernière année d'école normale et surveillant d'externat, assistait à la scène. Je revois son regard intelligent et compréhensif. « Ton père a montré beaucoup d'émotion, », me dit-il ensuite, «son grand fils a quitté le nid ». À cet instant précis, je sus que mon enfance venait de basculer, une enfance longue, riche et belle. J'avais quinze ans et, pour la première fois, je me trouvais seul devant l'inconnu, dans un univers de froidure qui allait se révéler sans pitié. Seul, en effet, comme je me le répétais sous les draps de mon lit, le soir même, à l'affût du sommeil rebelle. Demain, la sirène retentirait à six heures trente, en rang par deux, silence, les gardes chiourmes à nos côtés. Étude, petit déjeuner spartiate, classes, repas, étude, classes, étude, repas, étude, coucher. En rang par deux, silence. Les sarcasmes des anciens, les coups bas des caïds, les tabasseries clandestines, la mesquinerie des surveillants, le système concentrationnaire, les prises d'otages, la vexation organisée. Oui, l'enfance innocente avait pris fin.