La mort d'un grand photographe
Je me souviens de Willy Ronis
Génie de la photographie humaniste, il avait reçu Bernard Géniès chez lui, l'hiver dernier, pour parler de ses premières photos, du regard émerveillé d'un enfant, de ses engagements
Sur le palier du sixième étage, la porte de l'appartement était entre- bâillée. Lors d'une précédente rencontre, deux ans auparavant, Willy Ronis était venu m'ouvrir. Mais en ce jour de Fhiver dernier, j'avais dû entrer seul dans Fappartement et, guidé par le tic-tac d'une vieille horloge, me dinger vers la pièce de droite où je savais qu'il se tenait. Assis derrière un bureau encombré de livres et de dossiers, il m'avait salué, s'excusant de ne pouvoir se déplacer. Pas un mot sur la maladie ni les séances de dialyse qui l'epui- saient. J'étais venu l'interviewer à Foccasion de la publication d'un livre de ses photos de nus préfacé par Philippe Sollers. Comment un vieil homme de 98 ans al- lait-il pouvoir parler de ces images de belles femmes ? II s'était exprimé comme à son habitude, avec des mots simples, précisant que le nu n'avait pas été son métier, et qu'il ne l'avait pratiqué que de temps à autre, au hasard des rencontres, des occasions. Des rencontres ? C'etait celle d'Isabelle, employée de l'ambassade de France qui, lors du vernissage d'une exposition à New York, lui avait demandé de la photographier nue. Le hasard ? C'était celui qui Favait conduit à prendre ce «Nu provengal» qui allait faire le tour du monde : un matin de soleil dans la maison familiale de Gordes, Ronis voit sa femme en train de faire sa toilette. «Je suis allé chercher mon Rolleiflex qui était sur le buffet. f'ai pris, quatre photos. Pas une de plus.» Willy Ronis aimait raconter ses photographies. Chacune était liee à une histoire, un épisode, vision d'un couple d'amoureux, d'un enfant au regard illuminé ou de piétons de Paris. Fils d'immigrés juifs (son père était origi- naire d'Odessa, sa mère de Lituanie), né à Paris le 14 août 1910, il rêvait de devenir compositeur. La mort prématurée de son père Favait contraint à prendre la suite de son affaire, un studio de photographie. Malicieux, il m'avait glissé : «Qa ne m'intéressait pas de rester dans une boutique.» Alors il avait raconté ses premiers enthousiasmes, les défilés du Front popu, l'engagement politique à gauche, ses longues marches dans les quartiers de Paris - «sauf le 16e, je m'ennuie dans les quartiers chics !»
Quand je lui avais demandé si l'expression de «photographie humaniste» caractérisait son travail, il m'avait répondu oui parce que «j'ai toujours voulu photographier des êtres humains». En 2002 , il avait renoncé à la photographie : son dernier cliché, nous avait-il dit, était un nu féminin. En éprouvait-il des regrets ? Non : «Après bossé pendant soixante-quinze ans et fait des milliers de photos, je peux m'arrêter !» Membre de l'agence Rapho, il avait fait don de ses photos à l'Etat frangais en 1983. Ces dernières années, il avait exposé à la Bibliothèque nationale de France, à la Mairie de Paris, au Jeu de Paume et, cet été, aux Rencontres d'Arles. Modeste, toujours prêt à répondre aux nombreuses sollicitations dont il était désormais l'objet, Willy Ronis, grand visi- teur du Louvre dans sa jeunesse, appréciait la peinture : «Une photo réussie, c'est une photo qui ressemble à un tableau.» II m'avait dit avoir pleuré devant un tableau de Bruegel, «tellement il était beau, avec son lac gelé et ses patineurs». Son regard s'était tourné vers la fenêtre. Dehors, on apercevait des arbres et ran- gée d'immeubles. «fe regrette de ne plus pouvoir marcher dans les rues. fe me console à ma façon. La vue depuis ma fenetre est superbe, j'ai beaucoup d'air et de lumière. Quand le soleil éclaire les façades des immeubles en face, c'est magni- fique», avait-il murmuré. Là, peut-être, était le secret du photographe Willy Ronis : il aimait s'emerveiller de la vie.
Bernard Géniès
Le Nouvel Observateur - 2341 - 17/09/2009