jeudi, janvier 27, 2011

BRUNO FRAPPAT à propos du livre de Jacques RIGAUD




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QUAND LES OMBRES S'ALLONGENT




Jacques Rigaud


Éd. de Fallois 188 p., 17 €

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L'avis de La Croix
Relais des générations


Un témoignage souriant de sérénité, sur fond à la fois l’espérance chrétienne et d’inquiétude pour le rôle éminent du mal dans nos sociétés.



Les ombres s’allongent, comme les vies. Et les proportions s’effacent. Un jour, sur une plage de l’Atlantique, au moment où le soleil baissait sur l’horizon, Jacques Rigaud se promenait en donnant la main à sa petite-fille de cinq ans. Il constata que l’ombre de la petite Blanche « était presque aussi grande que la mienne, comme si, devant l’immensité, toutes les vies s’égalaient, à quelque point qu’elles fussent de leur cours ». Une photographie de cet instant de grâce fut prise : elle sert d’illustration de couverture au dernier livre de Jacques Rigaud. Il ne la publie pas par nostalgie, ce n’est pas son genre, mais pour montrer combien lui semble nécessaire le relais des générations. Main dans la main.

Jacques Rigaud aura quatre-vingts ans en 2012. Il y a une vingtaine d’années, à l’approche de la soixantaine, il avait publié un livre remarqué, un « hymne à la vie », comme il l’écrit : Le Bénéfice de l’âge. Dans Les ombres s’allongent, il ne revient pas en détail sur sa biographie, il tente, avec un art de la nuance, de livrer aux générations qui le suivent une synthèse de ce que lui a appris la vie, de ce que lui ont enseigné l’exercice des responsabilités, les combats de l’histoire, l’observation de la politique et celle du fonctionnement de l’État. Ce n’est pas une autobiographie, ce n’est pas un essai docte sur les tendances de l’époque dont nous sortons, ce n’est pas un programme pour l’avenir de l’humanité : c’est plus modestement un témoignage souriant de sérénité, sur fond à la fois d’espérance chrétienne et d’inquiétude pour le rôle éminent du mal dans nos sociétés et dans notre histoire commune. Un livre de sagesse du soir.

Voilà un homme qui a joué dans la société française un rôle important de plusieurs façons. Il a côtoyé des dirigeants politiques, bien servi l’État, notamment en collaborant aux cabinets de plusieurs ministres centristes : Pierre Sudreau, Jacques Duhamel et Jean François-Poncet. Il a aussi été un homme de culture et de communication, ayant présidé durant une vingtaine d’années aux destinées de la Compagnie luxembourgeoise de télévision (CLT, propriétaire de RTL). Il peut être considéré comme l’un des pères du Musée d’Orsay. Une vie professionnelle bien remplie, pleine de rencontres, pleine des joies privées aussi avec une famille unie et un couple aimant que seule la rencontre toute récente de la mort est venue rompre. Une vie remplie pour un homme de commerce unanimement apprécié, avec une jovialité, un humour et une culture qui frappent tous ceux, et ils sont nombreux, qui l’ont connu à tel ou tel moment de son existence.

Mais la réussite d’une telle vie, pour utiliser un mot qu’il n’emploie pas, ne saurait être complète sans une tentative modeste de transmission aux suivants de ce que l’on a appris, qui mérite d’être retenu ou du moins pas totalement enfoui dans l’oubli. Jacques Rigaud le fait dans ce livre de bon sens et de rétrospective sans passions, sans aigreur, avec une positivité rare. Né avec ces « classes creuses de l’entre-deux-guerres », qui furent très tôt « percutées » par l’Histoire, il analyse le chemin parcouru par elles, et leurs « trois siècles ».

Elles tenaient au dix-neuvième par la mentalité de leurs parents, par des modes de vie de leur enfance qui étaient proches de la sobriété matérielle, mais aussi par des conceptions sur le progrès nées au temps où mourait Victor Hugo. Elles vécurent intensément les deux derniers tiers du vingtième siècle, ses peurs, ses fureurs, ses crimes aussi, en même temps que les progrès technologiques faisant passer le même individu de la plume Sergent-Major au clavier de l’ordinateur. Et ces générations ont abordé le vingt et unième siècle avec, parfois, un désir d’avenir dont témoigne ce livre. Car Jacques Rigaud est ce que l’on appelait jadis un « honnête homme », qui ne se désintéresse pas de ce qui va advenir demain et de la meilleure façon de construire l’avenir.

Européen convain cu, grand serviteur de l’État, il s’inquiète un peu de la tournure prise par la France et de l’inculture insolente manifestée par nos dirigeants. Il n’est pas homme d’invective mais ses constats sont d’une radicale netteté. Sur la crise actuelle : « Toute la question est de savoir si le capitalisme, enivré par une recherche hystérique du profit maximal à très court terme, est capable de redevenir plus raisonnable, sinon plus moral, en conservant le dynamisme créateur qui fut son mérite historique. » Sur la classe dirigeante actuelle : « Je doute que son indifférence manifeste au sujet de la dimension culturelle de l’action politique la qualifie pour jouer un rôle moteur dans le développement d’une nouvelle conscience européenne. » Et, pour tous, de proposer à notre méditation cette formule de Bossuet : « Dieu se moque de ceux qui pleurent chaque matin des conséquences dont ils ont voulu les causes. »

Jacques Rigaud a servi son époque avec constance et efficacité. Il ne regrette pas le passé ni ne condamne le présent. Il voudrait croire à l’avenir et nous aider à le préparer avec intelligence. Son livre cordial est un testament de bienveillance. BRUNO FRAPPAT