lundi, janvier 26, 2009

Suisse: Chappaz est mort, vive Chappaz! un poète dans l'HEBDO





Chappaz est mort, vive Chappaz!

Par Michel Audétat
L’auteur du «Portrait des Valaisans» et de «La haute route» vient de disparaître. Hommage à l’écrivain majeur qui ne cessa de remuer le Valais, tout en produisant une œuvre aux résonances universelles.



Qui a rencontré Maurice Chappaz, ne serait-ce qu’une seule fois, ne saurait oublier l’intensité de sa présence. L’énergie concentrée de ce corps sculpté par la marche sur les sentiers de montagne. La vivacité du regard où passaient tour à tour la curiosité, la malice, l’indignation, un perpétuel étonnement et une douceur soyeuse. Puis la parole qui vous saisissait, abrupte, accidentée, avec ses ruptures de ton, mais qui garda jusqu’au bout une fraîcheur de rosée. On l’écoutait; c’était la poésie qui coulait de source.
Etonnant Maurice Chappaz! Fils de notaire qui s’écarta de la voie tracée par ses études pour aller courir les chemins en compagnie de quelques artistes aux poches trouées (Alexis Peiry, Suzi Pilet, René-Pierre Bille…), il se constitua d’abord par ce refus d’une carrière reluisante parmi les notables valaisans. Au Collège de Saint-Maurice, les chanoines lui avaient donné le goût de la poésie. Un appel s’est mis à résonner en lui, auquel il a répondu: sa vocation d’écrivain, il l’a toujours comparée à une vocation religieuse.
Quand Maurice Chappaz épousa Corinna Bille, en 1947, ils firent leur voyage de noces à pied en suivant le lit des rivières qui serpentent entre Lausanne et Yvonand. Ce vagabond céleste sut pourtant garder les deux pieds sur terre, cultivant vignes et vergers, devenant à sa manière un patriarche. Il fut ce paysan qui traduisait Virgile, cet humaniste qui savait lire les signes des oiseaux dans le ciel, ce bluesman alpestre qui chanta le Valais disparu de son enfance et voulut secouer les chaînes d’un peuple asservi aux «maquereaux des cimes blanches».
Avec sa disparition, le Valais perd un peu de son âme. Maurice Chappaz avait une mémoire de mille ans. Il portait en lui la longue histoire de ce coin de pays, ses traditions, la langue à la fois profane et sacrée qui s’exprime encore dans les rites du vin. Lui qui fut pourtant le plus improbable des Valaisans.

Bonze mendiant. Quand son œil se plissait, on aurait cru un vieux sage chinois. «Je suis le globe-trotter de l’autre Tibet», dit un de ses poèmes (A rire et à mourir). Et, dans Carabas, Jacques Chessex l’avait évoqué comme «un guide népalais, un bonze mendiant». Si Maurice Chappaz partit visiter la Laponie de Jack London, le Canada et même «Nouillorque», il y avait d’abord en lui quelque chose d’oriental. Son Valais de vallées étroites, il le voyait comme la page blanche de la Sibérie qu’une main surhumaine aurait froissée. Dans son Office des morts, ce catholique de souche profonde écrivait ceci: «Une fourmi noire sur une pierre noire dans la nuit noire: la foi.» Le poète du Châble savait aussi la grâce ailée du haïku.
De cet écrivain immense, on a voulu faire un passéiste tout juste bon pour le musée. Quelle erreur! D’abord, parce que Maurice Chappaz prit la modernité au sérieux, se frotta à elle, travailla comme aide-géomètre sur le chantier de la Grande Dixence, vit de l’intérieur de la montagne comment le nouveau monde s’installait dans le monde ancien et chanta cette «seconde Genèse» qui allait bouleverser le Valais (Chant de la Grande Dixence).

Entre deux mondes. Mais aussi parce que ses colères contre la déraison marchande, qui prostitue la nature à la «civilisation» des loisirs, avaient pour seul tort d’arriver en avance. On les comprend sûrement mieux aujourd’hui, alors que l’avenir se grève chaque jour d’hypothèques toujours plus lourdes. Pour reprendre les mots de son ami genevois Marcel Raymond (disparu en 1981), Maurice Chappaz écrivait dans une «lumière d’entre deux mondes» qui est plus que jamais la nôtre.
C’est pourquoi il faut le lire, le relire. L’œuvre de Maurice Chappaz restera comme le plus étonnant des miracles survenus en terre valaisanne. C’est une œuvre d’une beauté farouche. D’un lyrisme hirsute. Tendue entre le visible et l’invisible. Pleine de chahuts, mêlant les vociférations d’ivrognes aux cris des prophètes. Mais pleine de silences aussi, tournée vers la contemplation, attentive à la merveille de vivre comme au constant murmure de la mort.
En 1997, Marcel Chappaz reçut successivement le Grand Prix Schiller et la Bourse Goncourt de la poésie. On s’en était réjoui; ce n’était que justice. Mais, pour avoir été reconnu, l’écrivain n’est pas suffisamment lu. Malgré Paul Eluard qui l’avait repéré, malgré son Evangile selon Judas publié en 2001 chez Gallimard, la France l’a raté: sans doute parce que la seule mention d’un ancrage terrien passe pour suspect dans ce pays traumatisé par Vichy et le pétainisme de «la terre qui ne ment pas».
Les bibliothèques sont remplies de livres qui meurent silencieusement car on oublie de les ouvrir. Il dépend de nous que cela n’arrive pas à ceux de Maurice Chappaz: Testament du Haut-Rhône, Portrait des Valaisans, Le match Valais-Judée, La haute route, Le garçon qui croyait au paradis, Le livre de C, La mort s’est posée comme un oiseau… Jusqu’à La pipe qui prie & fume, ce très beau livre d’adieu au monde dont l’encre est à peine sèche. Chappaz est mort, vive Chappaz!