jeudi, janvier 17, 2008

Le congrès du banal sort de l’ordinaire en 1985

banalise


Le congrès du banal sort de l’ordinaire

Rien, rien ne devait ici arriver. Se rendre, au prix d’un voyage incommode, là où rien ne se passe, n’est pas le premier devoir d’un journaliste. D’autant qu’il avait été prévu qu’aucun événement ne survienne, que tout avait été calculé pour atteindre cet objectif nul : la perte radicale de son temps, dans un lieu qui la garantissait au mieux.
En cela consistait précisément l’ensemble du programme officiel du quatrième Congrès ordinaire de Banalyse qui s’est tenu ce week-end aux Fades, halte de la SNCF desservie, facultativement, par l’omnibus reliant Montluçon et Clermont-Ferrand.
Pour les participants, il s’agissait, en tout et pour tout, de parvenir jusqu’à cette petite gare désaffectée à 576 mètres d’altitude et de se contenter d’être là.
Pour les organisateurs, l’impératif consistait à attendre leurs invités à tous les trains (six par jour), lesquels éventuellement s’arrêteraient à cette occasion et pas davantage. Or, c’était compter sans l’obscure obstination que les faits mettent à se produire et entretenir le vain espoir d’échapper, sinon à la pluie et à l’ennui, du moins à la foudre du devenir.
Nœuds papillons, protocole, on serre les mains. Trois nouveaux participants arrivent par le train officiel de 17h56. Ruban tricolore, champagne, allocution. Ceux qui, avec les deux fondateurs du mouvement « banalyste » et deux sympathisants indûment motorisés porta le nombre des congressistes à 13, un record d’affluence. L’essentiel de l’ordre du jour, et de tous les jours, sera de demander à chacun d’entre eux : « qu’est-ce que vous venez foutre ici ? »
C’est-à-dire, qu’est-ce que la banalyse ? Se proposant annuellement une campagne d’observation du banal, elle est définie par ses fondateurs comme « l’agitation mentale, encore assez confuse, que provoque cette expérimentation peu raisonnable, mais exigeante, d’une réalité sans intérêt, mais problématique ».
Au départ, deux universitaires nantais, Pierre Bazantay et Yves Helias, constatent l’impasse sociale où débouche stérilement la passage des thèses. L’un d’eux, en vacances dans les Alpes, visualise sa propre situation en regardant sortir d’une gare un personnage à l’air perdu, un volumineux bagage à la main. L’idée lui vient de s’installer devant une station ferroviaire et de noter méticuleusement les indices désordonnés d’une activité peu saisissable. En consultant des cartes de réseaux, Yves et Pierre dénichent la Halte des Fades (la terne opportunité du nom ne leur apparaîtra que plus tard) dont la situation isolée s’accompagne d’un bien nommé « Hôtel de la gare ».
En juin 82, le premier Congrès les réunit là, et eux seuls, malgré une trentaine d’invitations lancées parmi les cercles d’amis et les célébrités du monde de l’art, des lettres ou de la pensée, symbole de ceux qui ne sont pas gens à perdre du temps et donc peu susceptibles de venir au bizarre rendez-vous.
Les deux complices confrontés à un ennui rythmé par le passage des trains n’ont plus qu’à le regarder en face, à s’immerger dans son mécanisme et à estimer le peu de gratification qu’il leur restitue. L’attente leur apparaît alors la matière même du Congrès. Attente dont la maîtrise détermine l’événement journalier. Il faut considérer ce surgissement événementiel dans l’ordinaire du quotidien comme la source de futures ambiguïtés.
Le second Congrès, en 83, laisse encore Pierre Bazantay et Yves Hélias en tête à tête, malgré cinquante invitations, et les confirme dans l’évidence de leur entreprise. Ils en profitent pour cerner le concept. Ce n’est qu’à la 46ème cérémonie d’attente sur le quai, laquelle se déroule un matin de juin 84, qu’ils verront les visages des premiers membres du Congrès commencé, il faut le comprendre, dans une atmosphère de crise (« on fait du surplace »). Des photos polaroïd, désertes, témoignent de cette crise.
Enfin, les voilà sept à banalyser. Mais la population locale, toute aussi rare, continue de les ignorer, à part les propriétaires et le personnel de l’Hôtel de la Gare, lequel, paraît-il, « à force de s’être tenu à l’écart du monde, procède avec des critères inopérants dans le cadre des relations commerciales de base. Fonctionnant à la pure dépense, ses objectifs convergent vers la pure perte dont le Congrès est l’occasion ». Vendredi dernier, le changement fut brutal et la sérénité des travaux fut troublée par l’accès du quatrième Congrès de Banalyse (dont la raison, il convient de ne pas la perde de vue, est d’être là, à ne rien faire, ce qui ne veut pas dire inactif, on va le voir) au statut d’événement.
Un événement dont les premiers remous agitèrent la paisible région dès jeudi, avant même l’arrivée sur place des organisateurs. L’envoi, insuffisamment réfléchi, du dossier de presse, constitué d’écrits habituellement réservés aux spécialistes, peu répandus, de l’ennui, avait valu au Congrès un article goguenard dans la presse régionale, lequel reprenait des citations peu compréhensibles en dehors de leur contexte : « Fade, qui ne présente qu’un intérêt touristique médiocre, où les distractions sont nulles, la vacuité culturelle totale et la gastronomie sommaire… »
L’Hôtel de la Gare se mit à recevoir des visiteurs en quête d’explication, dont l’adjoint au maire des Ancizes Comps, la commune concernée. La station régionale de FR3 dépêcha une équipe de tournage. Une camionnette bleue rôda aux alentours et, samedi, à 17 heures, au moment où l’assemblée générale se réunissait pour l’organisation de la cérémonie d’accueil du train officiel (et où chaque congressiste s’apprêtait à terminer les préparatifs relevant de sa propre compétence), deux gendarmes vinrent, aimablement, s’enquérir du pourquoi de ce rassemblement. Etait-ce un congrès sur les trains ? Question piège.
Bref, le soir, à l’issue du banquet officiel, et après les explications d’usage, il était clair qu’à la suite du Congrès du tournant – le troisième – venait le Congrès du dérapage. « Nous allons connaître les premiers effets de la banalisation, avec ce que cela signale d’épuisement du désir. C’est une bonne chose car nous allons serrer d’encore plus près notre énigmatique objet qui est moins le banal que le processus dont le Congrès, par sa répétition, est une sorte de mise en scène méthodique ». C’était ouvrir la voie à la complexité dialectique. « Sommes-nous là pour être là ou pour nous rendre visibles ? » Il faut se souvenir que l’ambiguïté était dans le fruit.
En somme, le temps du Congrès, la Halte des Fades se trouve privée de son absolue insignifiance car, comme dirait Husserl, dès qu’il y a vigilance il y a actualité. Le banal désigné s’entoure d’un liseré d’exceptionnel, et dès lors que l’on tente de produire l’ennui, c’est la meilleure méthode pour qu’il n’y en ait pas.

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Alain Garric, Libération, lundi 24 juin 1985