mercredi, novembre 12, 2008

Par les collines de Pavese dans le Temps- Geneve

Grâce à la collection Quarto, on retrouve avec bonheur l’univers tourmenté
de l’écrivain piémontais, poète de la forme, pour qui vivre fut un dur métier.

Par Isabelle Martin

Par les collines de Pavese



L’été, qui est la vraie saison mentale de Pavese, offre son cadre à presque tous ses livres.

RééditionCesare PaveseŒuvresEd. de Martin RueffDivers traducteursGallimard, coll. Quarto, 1840 p.

L’émission d’un timbre à son effigie a célébré le centième anniversaire de la naissance de Cesare Pavese, né le 9 septembre 1908 et dont la renommée lui vaut, cet automne, des colloques à Bucarest, Madrid et Tel-Aviv. Diverses manifestations ont bien sûr eu lieu à Santo Stefano Belbo, son village natal des Langhe, dans le Piémont (où il repose depuis 2001, sous une pierre portant la simple inscription «Ha dato poesie agli uomini»), et à Turin, où il a passé la majeure partie de sa vie et où il est mort en 1950. Parmi elles, une exposition qui sera reprise à Paris en décembre prochain. Mais comme le meilleur hommage à un écrivain consiste à le lire, on est heureux de saluer la monumentale réédition de ses Œuvres dans la collection Quarto, dirigée par le poète, critique et traducteur Martin Rueff qui voit en Pavese, dans son excellente préface «Laocoon monolithe», une figure de la conscience entravée par son intelligence même.

Ce «Pavese de Pavese» reprend tous les livres parus du vivant de leur auteur, dans l’ordre chronologique de leur publication et dans des traductions nouvelles ou révisées. On y trouvera donc la première édition des poèmes de Travailler fatigue (1936), suivis de deux essais critiques sur sa poésie; les énigmatiques Dialogues avec Leuco , qui revivifient les mythes antiques et dans lesquels Pavese voyait sa carte de visite pour la postérité (1947); les dix romans, qui vont du néoréalisme affiché de Par chez toi (1941) à l’autoportrait crépusculaire de La Lune et les feux (1950); plus l’exception à la règle, l’édition intégrale du journal posthume, l’implacable Métier de vivre , accompagné d’un choix de lettres. A quoi s’ajoutent, en ouverture, le très beau «Portrait d’un ami» de Natalia Ginzburg assorti d’une «Vie et œuvre» illustrée par Martin Rueff et, en conclusion, le texte d’une interview radiophonique, une étude d’Italo Calvino sur «Pavese et les sacrifices humains» et une bibliographie détaillée, comprenant une filmographie d’Antonioni à Jean-Marie Straub.

A embrasser cet ensemble dense et complexe de textes pavésiens, on est frappé par leur cohérence, l’unité de leur style et de leurs thèmes, ainsi que par les deux obsessions majeures qui ont guidé leur auteur: l’obsession de la forme et l’obsession du suicide, la seconde pouvant être lue comme une manière de donner forme à sa mort. Avant de céder à ce «vice absurde» qui a des racines profondes dans sa vie et sa pensée (Pavese naît après trois enfants morts en bas âge, son père succombe d’une tumeur au cerveau alors qu’il n’a que 6 ans, deux de ses amis se suicident à l’adolescence), l’écrivain a lutté avec énergie contre les forces destructrices qui l’habitaient, liées à son «caractère laconique et asocial» (Calvino), à ses défaites amoureuses répétées, à son immense labeur solitaire, et pour finir même à son refus du succès littéraire.

S’il n’a pas été résistant comme nombre de ses amis, Pavese a joué un rôle intellectuel déterminant dans l’Italie du fascisme et de l’après-guerre, d’abord comme traducteur des auteurs anglo-américains (Melville, Joyce, Dos Passos, Gertrude Stein, Defoe, Dickens, Faulkner, autant d’antidotes à la pensée unique), ensuite comme cheville ouvrière des jeunes Editions Einaudi, enfin comme écrivain. Poète, il trouve sa voix avec «Les Mers du sud», le poème d’ouverture de Travailler fatigue , en inventant un vers nouveau de treize pieds (au lieu de l’hendécasyllabe classique) qui impose un rythme ample et régulier, voire monotone, à son thème primordial: celui du retour dans les collines natales, auquel il reviendra dans son dernier roman, La Lune et les feux , manière de boucler la boucle.

Dans ses romans, qui dessinent une fresque de son temps, comme en poésie, il reprend avec obstination un petit nombre de motifs élémentaires: la colline (le mot revient dans plusieurs titres) ou la rue, le monde vu de la fenêtre, les longues errances nocturnes, les feux de joie, les incendies et le meurtre, la baignade et le nudisme, les rêves de filles, la violence et la vacance de l’été, sa vraie saison mentale (il se suicide en août), qui offre son cadre à tous ses livres à l’exception de Entre Femmes seules . Sa narration est concentrée, et une tension lyrique naît des récits les plus réalistes. Leur attaque est franche: «Les gens m’appelaient Pablo parce que je jouais de la guitare» ( Le Camarade ) ou «A cette époque-là, c’était toujours fête» ( Le Bel Eté ), façon d’accréditer la théorie de Pavese selon laquelle tout découle de la première phrase. Sur le plan formel, il mélange audacieusement les genres ( Vacance d’août marie la prose poétique et l’essai), il ose des diptyques romanesques ( Avant que le coq chante ) ou même des triptyques ( Le Bel Eté , qui lui vaudra le Prix Strega), enfin il passe dans la même année du réalisme du Camarade aux divagations mythologiques des Dialogues avec Leuco , ce qui, écrit-il avec humour dans Le Métier de vivre , «fait naître la stupeur, provoque tapage, fait parler et désoriente; mais lui, il s’en fout. Il fume la pipe et étudie l’ethnologie .»